mercredi 16 mai 2012

Il a regardé dans mes yeux. J'ai regardé le monde autour.
Il m'a regardé dans les yeux, et j'ai regardé tout le monde en dehors, tout à l'intérieur, profondément.
Il m'a regardé et j'ai senti des marées gronder.
Je me suis regardée, dedans.
Enroulée autour de voiles tissés d'une histoire longue et lente.
Une trame précieuse que je tiens cachée dans une malle. Des bords effilés. Des pièces à recoudre entre elles. Des dentelles et des broderies. Des accrocs. Des bouts brûlés, déchirés. Des transparences et des douceurs. Du rêche et du chaud.
Un fil fragile à tenir entre les doigts. Un fil parmi des milliards d'autres fils.
Quand je passe mon temps à l'enrouler patiemment, à rapiécer, le tendre pour qu'on le tienne, le sentir être dérobé, réveille trop de douleur. Avant elle, l'innocence.
Je connais l'écorchure et le labeur, les doigts engourdis et blessés. Je n'aime pas que les doigts des autres s'abîment. Le trou dans mon amour s'agrandit aux autres.
Je préfère saisir les fils des autres, recoudre où je peux, remonter des mailles, ré-assembler, fermer les déchirures, montrer que c'est possible, toujours, en dedans.
J'ai commencé dans le coton sur une terre de feu et de sang, une terre de sucre et d'eaux vives.
Je suis la petite fille qui marche au bord de la ravine du Bernica. Je disparais dans les herbes hautes vertes et tendres, cachée sous la capeline rouge de ma grand mère maternelle. Je cours sur les touffes brûlées quand la saison sèche est là. C'est dans la chaleur que je marche sur les pavés qui traçaient les anciennes routes où des hommes parlés une autre langue.
Ma grand mère a grandi à Madagascar, pendant la 2eme guerre mondiale. Mon arrière grand père aimait voyager. J'en sais si peu... Une usine de biscuits. Une branche juive. Quelques miettes de notre histoire. Je marche à côté de mon grand père maternelle. Il me tient la main pour affronter, tout, tout autour. Il m'apprend la vie. Il m'apprend les mots, les couleurs, les sentiments, la poésie, les crayons aquarellables, les plantes médicinales, et la foi. Sa foi immense. Plus grande que moi. Tout ce qu'il me transmet. Mon grand père est un géant devant qui je laisse les mots, les notes, les photographies, je les laisse m'apprendre la vie, je les contemple, je les mesure. Je vais chercher, me chercher, dans les livres, dans l'histoire. Je remonte la veine italienne dans le latin, dans le grec. Je m'enracine dans la terre par les talents de tisaneurs qui palpitent dans mon sang. Je m'ouvre vers l'Asie... Longue la traversée, longue, lente, mesurée. Patiente.
Je marche, en baissant les yeux devant mon père. Je marche en levant la tête dans l'alizée. Je sens dans l'air qui emplie mes poumons tout le poids des champs de canne, l'odeur prenante, l'air chargé et lourd du côté paternel.
Je m'y retrouve dans les yeux de ma grande tante. Depuis les miettes donnaient aux carpes jusqu'à l'océan de cannes à sucre qui se courbent à perte d'horizon. De l'écriture à la plume jusqu'au pinceau et à l'encre de chine. Nimbée dans un regard aussi sûr que celui de mon grand père. L'infini douceur, la rigueur, la sagesse, et la poésie. L'amour des mains dans la terre. L'amour de ce que la terre donne. L'amour pour ceux qu'elle reprend.
Chabine effleure les lèvres, comme une honte. Pas la mienne. Sur une lame de rasoir, entre la douleur et le pouvoir, tanguant entre deux extrêmes.
J'ai 11 ans. Je suis en premier cycle au Conservatoire, en danse classique et contemporaine. Je vais quitter mes chaussons mais je ne le sais pas encore. Mes chaussons, mes collants, mes juste corps, ma jupette... un de mes plus grands bonheurs, trop rare. Un bonheur exigeant. Mon dos plie sous le poids.
J'ai 11 ans, je vais à Nosy Bé, Madagascar. Un mois qui ne m'a jamais quitté. Plus humble encore, petite fille sage, "trop sage". Plus petite en dedans, mais grandie, forte. Petite dans les vagues immenses qui me prennent toutes mes larmes. Petite dans la fraîcheur des sugis qui me rendent mon souffle. Petite à côté de ma yogini immense, entre deux battements d’ailes des anges.
Je retrouve en moi ce regard, cet apaisement intense. L'évidence au dessus de tout.
C'est cet amour là.
Je quitte bientôt la Bretagne où quelques branches me taquinent, entre les gouttes de pluie et les nuages sur la mer. Je pars, plutôt je reviens. Je refais le chemin. Je trace un autre chemin. Je fais le mien.
L'horizon ne m'a jamais paru aussi lointain. Le temps s'étire infiniment entre mes pieds sur la plage et le bout de l'océan. Les premiers français sont partis de cette côte là, avant moi. Maintenant que je suis là...
Ma fille, un énorme sac à dos, ma machine à coudre et ma statuette de Dewi Bawang à récupérer à Paris avant de prendre l'avion.
Je voudrais mettre l’essentiel dans mes bagages. L'Essentiel...
Refaire les cartons de mes 11 ans pour Madagascar.
Je replies d'abord les voiles de mon histoire.
J'ai déjà quelque chose dans les mains.
Je sais où je vais, je sais ce que je vais y faire. Tout est limpide, et mon coeur éclate. Les larmes sont douceur et sereine...
Je me reviens. Enfin. Pleinement. Sans peur des trous dans mon amour. Mon amour que je n'ai pas fini de rapiécer, de filer, tisser, tendre, étirer. Mon amour trop grand pour moi toute seule. Mon amour qui déborde de mes mains, à avoir les yeux en averse de la douleur des autres. Et mieux noyer la mienne.
C'est quelque part là que j'aurai voulu qu'il me voit. Là qu'il peut commencer à saisir le fil fragile et la profondeur. Juste un fil. L'homme qui passe sur mon chemin.
Mais je suis faite de secrets, de pudeur, de solitude et de silence depuis 26 ans maintenant.
De mots qu'on chuchote à la lumière d'un feu, de choses qu'on délivre en ayant peur des ombres qui se répandent, d'étincelles qui brillent fort, dansent entre les doigts et s'envolent aussi haut que les étoiles.
De mots, de paysages, d'arbres et d'eau.
Je viens de l'arbre, je retourne à l'arbre.
Un jour, je me souviendrai que j'ai attendu quelqu'un.

Aurélie, Anaïs, Juliette RIVIERE - VIDOT, celle qui remonte la source du courant

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