vendredi 11 mai 2012

Fihavanana

Quand j'étais enfant, je faisais souvent un cauchemar terrible. Je devais courir, toujours plus vite, aller à toute vitesse, poursuivit par une énorme forme sombre qui me poursuivait où que j'aille. J'ai 27 ans, et curieusement, ma réalité ressemble toujours à ce cauchemar. J'avance, et derrière moi, une ombre crache, s'étale, prend de l'ampleur, cherche à m'avaler. Elle s'est précisée, composée des débris de vies brisées des autres, ce qui les amène à la peur, à confondre la fermeté et la violence, ce qui les dépasse tous les jours et qui s'accumulent, nimbés dans leur propre douleur qui déborde en tâchant tout autour. L'ombre porte la mienne de douleur, les souvenirs lourds qui s'accrochent malgré toute la lumière qu'on y verse. Les efforts qui se brisent comme la lame sur la falaise acérée. Les sentiments nobles qui s'évaporent comme autant de minuscules lanternes, insuffisantes pour briller dans l'obscurité.
Quand le soir tombe, lorsque les derniers gris bleutés dansent encore sur la mer, je regarde ma fille assoupie dans son cocon de draps. Son visage entièrement relâché, l'apaisement total que je sens dans tout son corps endormi. La dernière caresse encore dans le creux de la main. Le dernier baiser sur la joue où le reste d'un sourire se devine encore.
Elle n'a pas peur du noir. Elle n'a pas peur des autres. Son sourire et ses éclats de rire font fondre tout ce qu'il y a autour. Elle est pleine d'une joie de vivre qui m'illumine tous les jours.
Du haut de sa toute petite personne, elle sait dire combien elle sent, tout.
Toute la chaleur qu'elle porte dans ses petites mains, ma fille.
Moi, j'ai peur du noir. J'ai même peur des autres. Ma soif de vivre est intarissable mais si j'ai encore la douceur de l'enfance dans tout mon être, elle s'est heurtée trop souvent contre un monde rigide, violent et rempli de pièges sans issues visibles. Il faut toujours poussé les parois pour faire une place, juste assez pour laisser passer la tempête et trouver les armes.
Quand pour une famille normale la vie de tous les jours n'est pas simple, pour une mère isolée, tout relève du combat.
Je fais les choix non pas à deux, mais pour deux. En la projetant elle, au devant de moi.
Il n'y a personne pour prendre le relai, personne d'autre sur qui elle va s'appuyer.
D'appui, je n'ai que moi. C'est tellement de questions, autres que choisir entre le fromage et le dessert.
En la mettant au monde, j'ai choisi de croire que j'avais quelque chose à construire, à établir dans la vie, j'ai choisi d'affirmer des convictions, des principes, une manière d'être humain. J'ai choisi de croire en elle, son devenir, sa place à prendre dans le monde, ce qu'elle fera sans moi, toute la personne qu'elle devient, avec les armes que je lui donne pour commencer.
Et ce monde autour... pour assurer les pas d'un petit être il faut d'abord assuré les siens, et ça n'est jamais aussi simple que ça.
J'ai peur de la force que je lis dans ses yeux quand tout tremble autour de nous, elle me ressemble.
Je suis tenue au ventre par la peur qu'elle grandisse trop vite, et pourtant...
C'est comme un mal nécessaire, un quelque chose qui doit prendre racine si elle veut qu'au dehors on ne la broie pas.
Quand le poids du jour me pèse sur les épaules, le sommeil me quitte, toutes mes pensées vers l'au dehors.
Le silence et l'absence sont mes compagnes, les heures filent entre mes doigts.
Je pense à l'autre qui n'est pas là. L'homme, la figure de l'homme qui a toujours manqué dans ma vie, et qui manque à la sienne. Le piège d'une répétition familiale. L'exigence de la mère, la moitié de femme, la petite fille triste en moi.
Papa n'est pas un mot tabou, on en parle parfois.
Des hommes qui aiment et la protègent, elle sait, pas assez, mais elle sait.
On doit trouver un prince pour maman.
Si c'était aussi simple.
Il faudrait d'abord que maman se laisse aimer, se laisse le droit d'y croire.
Il faudrait la rencontre, le temps pour ça, le temps que ça prend de s'apprendre, de se comprendre, et d'entrevoir avec amour et lucidité la réalité d'une vie avec une petite fille.
Il faudrait l'homme prêt à ouvrir les bras très grands, en regardant dedans, profond.
Il faudrait la force, l'équilibre, la maturité, la stabilité, et l'intelligence du coeur.
La non-violence, les points de repères, et ne pas avoir peur de l'amour débordant qui en appelle tout autant.
Apprivoiser les craintes de la mère autant que de la femme.
Je n'ai pas le temps de me gaspiller et pas l'envie d'entamer un quelque chose sans entrevoir une pierre de fondation.
Question de... valeurs.
En regardant l'homme, impossible de ne pas questionner le père possible.
Et surtout pas de précipitation.
C'est jongler avec quelque chose de délicat et fragile.
C'est déjà complexe à deux alors...
Choisir d'être seule plutôt que de prendre la légerté et le réconfort quand il y en a.
Pourtant... pourtant le besoin de l'autre est grand.
Pour le sourire, la douceur, pour la confrontation des points de vue, le questionnement sur soi, pour les autres autour et le monde.
Dans l'épreuve, quand tout est trop lourd et que par une sorte de magie, tout s'apaise, juste avec un peu d'attention.
Mais ça se construit, ça prend du temps.
On ne fabrique pas de pilier comme ça.
L'autre, il faudrait que je prenne le temps de lui laisser voir, regarde, je suis toute cassée mais je n'en suis que plus forte.
J'ai besoin que tu me soutiennes, mais j'ai tellement fait sans, alors j'ai la trouille.
Le temps qu'il sache à quel point le monde au dehors me révolte.
Ma quête de sécurité, de douceur, mon besoin de partage...
Tout ce que je suis de farouche en vrai.
Tellement.
A quel point j'ai peur de faire ma place, à raser les murs, en tapant du poing sur la table en même temps.
Tout ce que j'aimerai déposer à mes pieds en étant dans ses bras.
A quel point je me foues de la grande maison, de la voiture et de la bague.
Le besoin d'être sûre, en dedans, sans jamais se laisser abattre.
Le droit d'être fragile, pour une fois.
Avoir d'autres envies, d'autres besoins, que de sortir le week end, aller faire du shopping, ou prendre un week end pour aller dans un grand hôtel.
Vouloir la vie en grand, mais simple.
Sans autre ambition que de faire quelque chose de bien, parmi les autres.
En vomissant la société de consommation, le factice, et les faux semblants.
Tout ou rien. Pas tête baissée, mais en fonçant après avoir bien pesé tout ce qui se présente.
Avoir fait le tour de la question.
C'est comme ça que je me précise, et que je lui laisse une place pour grandir en moi, à l'autre.
Cet autre absent quand je prends une décision radicale.
Choisir entre une grande ville fourmilière, un quotidien huilé, à construire en vitesse, avec tout ce que ça comporte, et un autre lieu, plus prêt de mon enfance, de mon histoire, une autre réalité.
Un quelque chose en dedans qui me ramène à mes 12 ans, quand malgré tout, j'ai compris la chance que j'avais d'avoir un toit, à manger, des vêtements, de pouvoir être soigné.
Quand quelque chose m'a saisi à l'intérieur en me disant Regarde, c'est simple d'être ensemble.
Quand je suis passée du ballon de football sur la plage avec ces grands garçons qui me faisaient tout découvrir autour de moi, entre deux marées, aux cartons qu'on a rempli à l'école avec des copines.
Ca, ca ne m'a jamais quitté.
Savoir l'importance du lien solide et fort, à nourrir avec tout ce qu'on a, plus que le reste.
La satisfaction simple, l'essentiel, l’émerveillement au milieu de ce qui est cassé, en désordre.
Mon autre, il doit savoir l'importance du don de soi, la persévérance et la patience, le bonheur de mettre un sourire sur les lèvres et de soulager.
Ce qui me rend vivante.
Je n'ai rien appris d'autre.
Quitte à me heurter à une réalité dure, autant que ce que j'ai dans les mains servent à construire.
Ces derniers mois, j'ai vécu avec des gens habités par leur propre douleur, cherchant une issue dans un monde qui s'effondre, avec des repères faussés, des issues plus ou moins bouchés.
Et la force qu'on peut mettre dans la bataille ne suffit pas toujours...
Je ne suis pas en accord avec cette société là, gangrénée de l'intérieur, où la survie prend toute la place.
Pas en accord avec le système éducatif, avec ce qu'on met dans la tête des enfants, ni dans leurs mains.
Révoltée par la loi du plus fort, du profit, de la compétition dés le plus jeune âge.
Je préfère encore aller me confronter à cette mauvaise graine bien enracinée, désespérément occidentale, sur une terre que je connais et où je m'y retrouve.
J'ai soif d'humanité. Les gens sont éteints.
Je préfère la poussière rouge au bitume.
La chaleur humide de la mangrove à la pollution émotionnelle, visuelle et physique.
Je veux voir ma fille comprendre qu'une boîte de conserve, c'est plus qu'un déchet.
C'est une boîte à rêve, un peu d'espoir, un vide dedans qui peut encore mettre de la nourriture dans la bouche.
Une boîte de conserve vide, c'est plus qu'un acte citoyen écologique à faire.
Je veux qu'elle sache la simplicité du bonjour qui veut dire on joue ensemble, sans regarder si untel a des vêtements comme ci, ou si sa peau est comme ça.
Qu'elle apprenne le temps d'avoir le fil dans la main et l'hameçon au bout, la patience de la graine qui pousse dans l'aridité ambiante.
Loin des coeurs asséchés.
Qu'elle sache la réalité d'un monde en ruine mais tout ce que la terre donne et ce qu'on lui doit à cette terre.
Qu'elle sache le plaisir de faire de ses mains, avec méticulosité.
La chance qu'elle a.
Ce que le fruit a mis de temps à mûrir sur l'arbre.
Ce que l'arbre peut faire.
De l'ombre au bâteau, de l'eau qui s'adoucit, des poissons entre les racines, de la verdure des branches pour un troupeau, du lait, de la laine.
Les pieds dans la poussière sont toujours plus beaux que les talons qui heurtent le macadam.
La folie du monde entâche tout, partout.
C'est un poison terrible qui s'insinue dans tous les coins, certains y échappent comme ils peuvent, d'autres se laissent porté, perdus entre l'abandon et le combat en vain.
Je veux me rappeler encore ce que j'ai dans mes mains, ce que mes mains savent faire et vers qui je peux les tendre.
Mon autre, il devrait avoir ces mains là, celles qui font et n'attendent que de faire.


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